Le marchand de sable

- François, la prochaine fois, que l'on se voit, vous aurez l'occasion de prendre votre revanche, Vladimir lui serra fermement la main.

Hassan enroula les bretelles en cuir usé autour du bras afin de consolider sa position. Il respira calmement, sur les bases d'un cycle de cinq secondes : une inspiration, une expiration puis une pause. Ce processus stabilisait son système nerveux et son métabolisme, stimulait la vitalité de son corps. Hassan accrocha la cible, il ferma les yeux, expira une nouvelle fois profondément par le nez et vida complètement ses poumons pour se relâcher et éviter les tremblements. Puis il retint son souffle, les muscles de la cage thoracique complètement décontractés. Il ré-ouvrit les yeux et ajusta sa position afin que les organes de visé s’alignassent précisément sur la cible. Il tenait son majeur sur la détente entre le bout du doigt et la seconde jointure. Il augmenta progressivement la pression directement vers l’arrière en s'attenant à garder une trajectoire rectiligne, l’œil toujours fixé sur le réticule et la cible. L’important était d’éviter une poussée latérale en arrivant en bout de course de la détente qui aurait pu malencontreusement faire dévier l’arme. La balle partit dans un claquement étouffé, elle se logea exactement au point défini comme s’il l’avait accompagnée par la pensée. Cette forme qui traversait une rue d’Alep fut retenue par un invisible fil, non pas de la vie mais de la mort. L’adolescent s’affala au sol dans un nuage de poussières. Hassan répétait que ce n’était pas pour rien qu’une canette de coca-cola, les lèvres d’une femme ou l’amanite tue-mouche étaient peints en rouge. Hassan se définissait comme un mercaticien. Une tache vermeille se dessina sur des grains syriens de sable que le vent ne pouvait plus soulever.
 Après que Hassan eut tiré son coup, il resta en position, la tête immobile, le fusil entre les mains. Il vérifia qu'il avait bien atteint sa cible. Il s’était employé méthodiquement à neutraliser les sens de ses adversaires.

D'abord la vue, sachant qu'elle était sensible au mouvement, il avait calfeutré la plupart des fenêtres créant une demi-pénombre artificielle au cas où il devrait effectuer des déplacements lents et contrôlés. Aussi son instructeur russe lui avait appris que le cerveau humain cherchait à repérer une forme connue qui se détachait du milieu ambiant pour la comparer avec sa large bibliothèque naturelle de modèles emmagasinés par l'expérience, l'apprentissage et peut-être même l'inné. Par exemple, pour reconnaître une silhouette humaine les neurones travaillaient sur le contour de la tête, des épaules, du tronc, et du « V » inversé des jambes si elles étaient visibles. Hassan usait donc d’artifices visuels pour rompre les contrastes de couleurs, modifier sa silhouette, casser sa forme et mettre le cerveau en défaut de solution d’identification. Il avait recouvert sa tête et son corps d'un voile de lambeaux de tissus flottants fabriqués à l'aide de toile de jute, les couleurs utilisées reproduisaient les tons des débris et des maçonneries de la zone où il évoluait. Pour un observateur, l'alternance du clair et obscur était une fondamentale de la perception du relief, tout ce qui foncé apparaissait en creux, dans le fuyant, loin et au contraire tout qui est lumineux semblait en relief, proche. Hassan avait donc altéré le remplissage de son visage en passant au charbon son nez, ses pommettes, son menton, ses conques des oreilles, ses arcades, ses bosses frontales, au plâtre blanc sa orbite droite, sa glabelle, son sillon naso-génien et le creux de ses joues, et enfin en gris sa orbite gauche, ses joues et les raccords intermédiaires. Son fusil aussi était peint, la lunette recouverte d'un composant antireflet, précautions particulièrement importantes dans cette région ensoleillée où un éclat pouvait facilement trahir votre présence même à de grandes distances. Pour ne pas être détecté à l'odorat, il s'était lavé sans savon, n'avait pas utilisé de parfum, de déodorant et avait laissé l'odeur ambiante de l'urine et des ordures brûlées imprégner son uniforme.



Pour répondre à des besoins stratégiques, Hassan n’avait pas atteint un organe vital de sa cible. Cela faisait partie de son plan marketing. Surtout ne pas délivrer le show complet maintenant, mais le distiller par petites gouttes pour attirer les badauds. Faire participer au processus de création est un facteur fédérateur. S’il l’adolescent se relevait et courait, Hassan lui ferait manger le sable de nouveau et une nouvelle tâche rouge viendrait compléter son tableau. S’il restait couché sur la rue, il se viderait lentement de son sang.
Hassan compta les voitures qui passèrent près du corps, trois, aucune n'avait osé s'arrêter, certaines même accéléraient de peur de prendre une rafale. Parfois des cadavres restaient plusieurs jours ainsi, lentement recouverts et camouflés par la poussière de sable, des conducteurs inattentifs leur roulaient alors dessus, laissant une trace rouge retardant la prochaine profanation.
Hassan contrôlait une artère principale, reliant deux quartiers de la rébellion que l'armée loyale au président Bachar al-Assad avait l'intention de reprendre.
L'adolescent remua une jambe, puis il pivota la tête. Hassan esquissa un sourire de satisfaction. Il était trop loin pour entendre ses gémissements. Des hommes semblaient lui parler, certainement les membres de ce groupe d’opposition appartenant à la brigade Al-Fatah de l’Armée syrienne libre. Soudain, une voix sortit d'un mégaphone :
- Baisse la tête, baisse la tête, ne bouge surtout pas !
Un quart d'heure plus tard, un taxi s’approcha en reculant, Hassan comprit sur-le-champ la manœuvre, il cherchait à s'interposer entre lui et le blessé. Ils avaient savamment masqué les vitres de voiles noirs, le chauffeur était certainement allongé derrière sa portière, le siège avant rabattu sur la banquette arrière. Hassan décida de ne pas toucher les pneus ou le conducteur, sinon la voiture risquerait d'obstruer l'observation de la chaussée pour d'autres missions. Hassan ferma les yeux en s'imaginant chaque élément du véhicule derrière les voiles. Ses balles transperceraient certainement le mince capot. Il ouvrit les yeux et décocha deux balles à trois secondes d'intervalle à l'endroit désiré. Il avait fait l'hypothèse que le conducteur utilisait son rétroviseur pour guider sa marche arrière, briser sa glace, rien de tel pour ouvrir un dialogue. Hassan ne sut jamais s'il avait fait mouche, mais sa stratégie fut payante. Le taxi déguerpit à toute vitesse laissant l’âme agonisante. Sa proie, seule maintenant, devait réaliser dans quelle situation inextricable elle se trouvait, pensa-t-il. Elle pouvait bien sûr attendre la tombée de la nuit pour se retirer de son terrain de jeu, mais dans quel état et dans quelles douleurs ? C'était la vue insupportable de ses souffrances qui rendait ses ennemis vulnérables. Elles les démoralisaient, aspiraient le jus de la vie de ces apprentis soldats. Lui, il était immunisé, c'était un professionnel. Plusieurs fois, on lui avait demandé s'il avait des remords après avoir abattu une personne il avait répondu chaque fois par un non sans détour. C'était alors qu'il ouvrait en grand ses bras, les paumes des mains tournées vers le plafond.
- Regardez, disait-il, moi, je suis un artiste-chirurgien, par mon opération ciblée, je peux réduire l'espoir d'une armée ennemie, décapiter son commandement, terroriser une population locale pour anéantir son support à une rébellion, je suis le diable et l'enfer à la fois, par la peur que j'inspire, j'oblige les soldats à se terrer, à refuser le combat. Qui donc peut se battre contre un fantôme ? Les informations que je collecte, nous donne un avantage déterminant. Mes dommages collatéraux sur les civils ne sont rien par rapport à l'obus d'un tank ou d'une aviation. Là, Hassan balançait alors l'un de ses bras vers le haut et l'autre vers le bas. Comprenez que pour chaque vie que je prends, j'en sauve mille. Je dors donc sur mes deux oreilles, mieux que vous, avec le sens du devoir accompli, j'aime mon pays. A ce moment là, il quittait alors son auditoire médusé, convaincu d'être un artiste d’œuvres éphémères qui marqueraient à jamais la conscience de ses adversaires.
Hassan laissa échapper un soupir de mécontentement, il n'était décidément pas assez concentré, il se rappela les mots de son mentor :
- Enferme chaque pensée dans une bulle que tu laisses monter dans l'air puis éclate la.
Il balaya son regard d'est en ouest, vérifiant que tous les éléments correspondaient à son livret de portée, à l'est un haut mur d'environ cinquante mètres de long menant au camp rebelle longeait une rue perpendiculaire à l'artère principale axée nord-sud d'une vingtaine de mètres de large qu'il surplombait, le corps du civil gisait légèrement en recul par rapport au mur, cette artère débouchait à l'ouest sur d'autres immeubles.
- Qu'est ce que c'est que ce bordel ? murmura Hassan.
Un pneu sortit de derrière le mur, sur chaque flanc était scotché un bidon percé à plusieurs endroits d'où coulait un liquide, il roula sur une quinzaine mètres et s'immobilisa sur un côté à environ cinq mètres de l'adolescent. Un second pneu avec la même configuration surgit de derrière le mur. Hassan venait de saisir enfin la tactique. Le vent soufflait du nord-est vers le sud-ouest Il tira prestement une balle pour le stopper net sur les premiers mètres.
Trop tard, déjà une traînée de feu prit le chemin des pneus, ils s'enflammèrent aussitôt.
- Merde! Échappa Hassan les dents serrées.
Soudain, l'adolescent se releva il pirouetta la tête à gauche puis à droite cherchant où aller. Son regard se fixa en diagonale sur sa gauche. Il entreprit de courir vers le mur, Hassan perçut les encouragements des hommes cachés derrière le mur ponctuant chacune de ses enjambées :

I. - Allah Akbar !, Allah Akbar !
Sa vision était gênée par la fumée dense et noire dégagée par les pneus. Hassan plaça la crosse fermement dans le creux de l’épaule ainsi stabilisée, le recul généré par le tir était bien absorbé et l’onde de choc transmise jusqu’aux pieds en perdant de son intensité. Sa main arrière saisissait la poignée mais n’était pas trop rigide. La poignée, c'est comme un oiseau disait son formateur, si tu la serres trop fort, il étouffe, si tu la serres pas assez, il s'envole. Le pouce venait sur le côté de la poignée en contact avec la joue. Ce point était un élément important, il rendait la tête et l’arme solidaires, l’arme devenait un organe supplémentaire au service du cerveau. Il permettait aussi une reprise de visée rapide entre les tirs si nécessaire en gardant la même distance entre l'œil et la lunette. Hassan tira, il manqua sa cible. Il rechargea aussitôt son fusil. L'adolescent avait déjà atteint le milieu de la rue, il subsistait quelques mètres à franchir pour se mettre à l'abri. Hassan fit un rapide réglage pour corriger l'impact du vent, ferma les yeux et les rouvrit pour avoir l’œil clair comme on disait dans son jargon, il ne distinguait presque plus le blessé derrière cet écran de fumée, mais il devinait à quelle vitesse il se déplaçait, résultat d'années d'expériences. La balle suivit sa trajectoire parabolique, elle rattrapa l'adolescent au ventre à seulement un mètre du mur. Il chuta, agrippant son t-shirt ensanglanté de ses deux mains, le visage torturé par les douleurs. Des mains au niveau du sol le tirèrent par les pieds pour le mettre à l'abri du mur.
Hassan ôta son œil de sa lunette pour la première fois de sa vie par dégoût, le jeune homme avait les même yeux verts que lui.

Juste avant le lever du soleil, il abandonna la cache où il demeurait depuis plusieurs jours, en effet il n'était pas conseillé de stationner au même endroit trop longtemps pour un sniper. Leurs têtes étaient mises à prix pour des récompenses astronomiques, en raison des dommages qu'elles causaient et l'importance des informations qu'elles délivraient sous le supplice. Il prit soin de nettoyer les lieux de toutes ses traces, il avait désamorcé les pièges qu'il avait installés aux étages inférieurs. Chaque fois, il prévoyait deux itinéraires de retour. Celui qu'il prit, passait entre plusieurs appartements vides dont certaines cloisons avaient été percées pour permettre le passage d'un homme. Avec une précaution et lenteur infinie, il profita de la demi-pénombre pour rejoindre le quartier des opérations. Le repos ne fut que de courte durée, on lui confia rapidement une mission d'observation directement en zone ennemie pour préparer une attaque de leur aviation et leurs tanks. Son équipe se composait de deux autres snipers qui certes n'avaient pas été formés en Russie, car beaucoup plus jeunes, mais disposaient malgré tout de bases solides et d'excellents résultats sur les tirs à longue distance. Par contre, il ne pouvait pas les supporter, il ne discernait pas d'explication rationnelle à ça c'était simplement physique. La semaine serait occupée à l'analyse des photographies aériennes, des cartographies de la ville, des informations collectées par les informateurs. Avant toute chose, être prêt est le secret du succès lui répétait son instructeur russe. Vers quatre heures du matin, ils se décidèrent déguisés en civil à rejoindre séparément les positions qu'ils avaient définies, chacun avait investit un bâtiment différent offrant une vue sur ce qui soupçonnait être un centre de commandement important de la rébellion. Ils avaient opté pour une configuration triangulaire, Obaidah se trouvait à l'ouest, Majdi à l'est et Hassan au sud. Ainsi ils pouvaient surveiller les entrées et sorties de l’édifice sous trois différents angles, les cartes n'avaient pas révélé de passages souterrains mais cela ne signifiaient pas qu'ils n'en n'existaient pas. Les heures claires avaient été utilisées pour optimiser leurs camouflages et remplir leurs carnets de route, faire des croquis détaillés de la configuration des bâtiments, observer chaque fenêtre. La nuit arriva enfin, Hassan voulait en profiter pour se reposer, il mangea quelques barres vitaminées périmées, vida l'une de ses gourdes, régla sa radio sur la fréquence d'urgence pour la tranche horaire définie, mit l'un des écouteurs dans son oreille. La nuit était fraîche et agréable, enfin il s'assoupit pour se plonger dans un sommeil qu'il croyait sans rêve. Majdi allait assurer la surveillance. Vers le milieu de la nuit, une délicieuse mélodie réveilla Hassan, il se tourna, adopta la position du fœtus il ferma aussitôt les yeux de peur que ce rêve lui échappe, mais au bout d'une minute, il dut se rendre à l'évidence, il ne rêvait pas, il entendait bien chanter. Il regarda aussitôt dans sa lunette de fusil pour essayer de donner un lieu au bruit. Il entendit sa radio grésiller.
- Ici crapaud, appelle nénuphar, c'était la voix de Majdi
- Ici, nénuphar en fleur, répliqua Hassan
- Ici moustique, en piquet, répondit Obaidah
- Deux éperviers sur quatrième branche, sixième bourgeons, visuel, trois cents graines posées par crapaud
Hassan traduisit rapidement le message codé de Majdi, il avait en visuel deux hommes en civils armés au quatrième étage, la sixième fenêtre en partant de sa gauche, à trois cents mètres de lui. Grâce aux instructions de Majdi, Hassan put rapidement identifier l'appartement concerné.
- Pas de visu, ajouta aussitôt Obaidah
Lui, il voyait, mais ce qu'il constatait, différait de ce que à quoi il s'attendait. Une femme éclairée à lumière d'une bougie était assise en face de ce qu'il devinait être un piano, elle portait une robe noire. Hassan avait vu beaucoup de choses surprenantes depuis ses quarante ans de vie. Mais là, cela dépassait son entendement, c'était une zone de guerre, en zone guerre on ne s'amusait pas, ce n'était pas un jeu.
- Ici, Crapaud, Nénuphar, qu'est qu'on fait ?
- On écoute le bruit des cigales
Leur mission était claire, ils devaient pour l'instant seulement observer. La femme en noire fredonnait d'une voix qui vous transportait dans une autre dimension, loin de tout ce foutoir, bien que Hassan ne puisse distinguer clairement ses paroles, il était convaincu que c'était en langue russe. Mais que faisaient les russes ici, en camp rebelle? pensa-t-il. Ils étaient clairement du côté du président. Ils avaient déjà perdu l'Irak, la Libye, ils n'avaient aucune envie de lâcher la Syrie. La Russie avait le sentiment d’avoir été piégée sur le dossier libyen quand elle avait laissé passer la résolution 1973 par son abstention au Conseil de sécurité de l’ONU. Les Occidentaux avaient donné du texte une interprétation extensive qui leur avait permis de passer d’une zone d’interdiction aérienne sur la Libye à un renversement par la force du colonel Kadhafi. Ils ne pouvaient pas abandonner Tartous, cette ville fondée par les Phéniciens qui passa au cours de siècles entre les mains des Grecs, des Romains, des Arabes, puis des Croisés, pour une raison géopolitique simple et évidente c'était le seul port militaire qu'ils possédaient en Méditerranée. A la bonne époque, ce port abritait jusqu'à une quarantaine de navires de la flotte soviétique. Il donnait accès aux "mers chaudes" et permettait au froid Moscou d'éviter, pour les rejoindre, de passer par les détroits contrôlés par la Turquie, membre de l’OTAN. Comme le détroit du Bosphore, reliant la mer de Marmara à la mer noire, pouvait être facilement bloqué par les Américains, les Russes étaient forcés de garder ce point d'appui stratégique en Méditerranée pour contrer une éventuelle manœuvre de ce type qui coincerait la flotte de la mer Noire et l'accès maritime au sud de la Russie. De plus la Syrie était un très bon client de la Russie comme l'avait été la Libye de Kadhafi, elle achetait des armes. Hassan esquissa un petit sourire, la mission d'observation n'avait pas été vaine, peut-être que les russes cherchaient à tisser des liens avec le camp rebelle pour sécuriser leurs intérêts en cas de renversement du président. Mais toutefois, quelle idée d'envoyer une chanteuse ! Ces russes avaient toujours de surprenantes tactiques ! Rumina-t-il.
Hassan se concentra sur les traits de la femme qui lui semblaient si familiers. Il l'avait déjà vue quelque part mais il n'arrivait pas à se souvenir où. Soudain, il remarqua le grain de beauté sur sa joue gauche, non ce n'était pas possible. Plus il regardait, plus il voyait chaque élément du visage se rassembler comme les pièces d'un puzzle pour former une image volontairement oubliée dans les méandres de sa mémoire depuis de nombreuses années. C'était Iékatérina !
Iékatérina avait été le plus grand amour de sa jeunesse, peut-être même de sa vie, il l'avait rencontrée dans un café au temps où il étudiait à l'école militaire de Moscou. Elle étudiait les langues étrangères, la psychologie et la géopolitique à l'université de Lomonosov. Beaucoup de choses les opposaient. Elle n'aimait pas les armes à feu, elle était persuadée que l'on pouvait stopper des guerres sans verser beaucoup de sang, simplement en étudiant les rouages du pouvoir, en insérant un grain de sable au bon endroit et ainsi briser le cycle de la violence. Lui pensait, qu'une guerre s'arrêtait lorsque les peintres n'avaient plus de couleur rouge et les poètes avaient usés tous leurs mots pour décrire l'horreur. D'ailleurs Adolf Hitler n'avait-il pas été peintre? Dans ce café, Iékatérina chantait, ce genre de voix qui déclenchait des frissons et essorait les âmes les plus sèches pour en extraire des larmes d'émotions. Ce jour-là lorsqu'il avait senti cette chose humide glisser sur sa joue tannée, il avait compris qu'il était foutu. Elle le possédait déjà.

L'un des rebelles s'approcha d'Iékatérina, posa ses deux mains sur ses épaules, se pencha, déposa un léger baiser sur na nuque blanche, elle se déhancha légèrement et sourit.
- La chasse aux éperviers est ouverte, cracha Hassan dans sa radio.
Les molécules de parfum n'eurent pas le temps de remonter sa parois nasale, il fut expulsé en arrière le crâne explosé. Des gouttes de sang éclaboussèrent la robe et le visage d'Iékatérina. Immédiatement après, une seconde détonation retentit, Hassan sut que Majdi avait aussi mouche, et que le second homme qu'il ne voyait pas pataugeait déjà dans une mare rouge. Iekatérina cessa de chanter. Elle resta environ dix secondes immobile. Puis ses mains tremblantes se mirent à glisser de nouveau sur le piano, elle entonna une nouvelle mélodie comme une nouvelle provocation. Hassan se demanda se qui pouvait pousser cette femme à être prête à mourir. Elle était dans sa ligne de mire.
- Qui est ce rossignol, s'écria Majdi ?
Hassan ne répondit pas, il se rappela, un jour que son instructeur russe lui avait dit que s'il désobéissait aux ordres, il devait mesurer les conséquences de ses actes et prendre ses responsabilités. C'était le prix de cette liberté. Après un tir ou lorsqu'il avait besoin de réfléchir Majdi tirait une grande bouffée sur sa cigarette. Dans la nuit, on apercevait s'allumer ce petit point incandescent comme un phare qui dirigerait les bateaux à l'entrée du port. Hassan rompit son silence.
- Le rossignol chante mieux dans la solitude des nuits qu'à la fenêtre des rois, chuchota Hassan.
Il avait compté onze centimètres à partir du point rouge. La balle éclata l'œil droit et ressortit par l'oreille. Majdi devait lire plus attentivement le texte sur les paquets de cigarette "Fumer tue".
- Ici, Moustique, que se passe-t-il ? S’inquiéta Obaidah.
Hassan scruta la nuit essayant de deviner où se terrait Obaidah.
- Crapaud a été repéré, rejoins-moi sur mon nid !
Hassan regarda sa montre, attendit une minute puis alluma une bougie qui éclairait d'une faible lueur la pièce ou il se trouvait, puis il quitta rapidement sa planque par son chemin de secours. Il n'avait qu'une seule idée en tête, rejoindre Iékatérina. Il rentra dans le bâtiment, grimpa les marches jusqu'au quatrième étage tout en comptant les secondes qui passaient. Il repéra rapidement la pièce où elle chantait en suivant le son de sa voix. La porte était ouverte, Hassan la tenait en joue.
- Je sais que c'est toi ! lança-t-elle d'une voix posée et froide.
Hassan ne répondit pas, il s'approcha lentement dans son dos, il se saisit de deux fermes coussins du sofa. Il pinça la mèche de la bougie entre ses deux doigts, la flamme s’étouffa en chantant un fschuiii et en laissant échapper une carole de fumée.
- Pousse-toi et tais-toi!
Il déplaça l'ombrelle posée sur le piano et s'allongea de tout son corps, le bois craqua légèrement son fusil devant lui calé sur les coussins. Bientôt, il entendit la voix d'Obaidah dans la radio.
- Ici Moustique, tu es où, bordel ?
Hassan aperçu sa silhouette dans le bâtiment d'en face.
- Tu sais, le dioxyde de carbone et l'odeur corporelle sont les signaux qui attirent le moustique, et tu es venu, normal la combustion de la bougie que j'ai laissée dégage du CO2 et l'odeur corporel tu l'as déjà, tu pues, mais tu as oublié un fondamental de notre métier, la bougie dégage aussi de la lumière. Si un jour tu aurais pris le temps d'ouvrir un livre, tu aurais su qu'un écrivain que j'admire avait dit : plus claire la lumière, plus sombre l'obscurité... Il est impossible d'apprécier correctement la lumière sans connaître les ténèbres.
Un morceau de cervelle souffla la bougie. Hassan était convaincu qu'il fallait une bonne dose de stupidité pour faire un bon soldat. Il coupa sa radio et se tourna vers Iékatérina, les années n'avaient pas altéré son charme.
- J'espère que tu as une bonne raison pour justifier ta présence ici.
- Nous sommes venus te rencontrer.
- Qui nous ?
- Il y a deux semaines, nous avons quitté la Russie, c’était dur de te trouver. Nous sommes venus te chercher parce que nous avions peur que tu y laisses ta vie.
Iekaterina se saisit naturellement de son ombrelle, elle l'ouvrit et la fit tourner au-dessus de la tête. Hassan fut surpris pas ce spectacle surréaliste.
- Quoi, tu te moques de moi, tu me quittes il y a bientôt dix-huit ans avec pour seule explication, griffonnée au coin d'une feuille, que tu pars faire ta vie ailleurs, et tu oses dire que tu as peur que je perde ma vie ici, c'est une blague ? Il va falloir trouver une explication plus convaincante si tu ne veux pas te retrouver dans un cercueil
- Vas-y, je suis prête à mourir
Iekaterina empoigna la pointe du fusil et la pressa entre ses deux yeux.
- Alors, vas-y, qu'est ce que tu attends, mets tes menaces à exécution, du courage pour au moins une fois, tu n'es bon qu'à tirer caché, tu es un lâche, comme à l'époque, lorsque toi ! Tu disais que tu m'aimais et que tu voulais m'épouser, mais rien, tu avais peur du qu'en-dira-t-on, de ta famille, parce que tu étais musulman et moi sans religion !
- Ne me provoque pas !
- Si, justement !
Iekaterina ponctua chaque mot qu'elle prononçait de coups avec la pointe de son ombrelle sur le bras de Hassan
- Couard, trouillard, dégonflé, lâche, froussard, poule mouillée
Hassan reculait sur chaque impact, il sentait son taux d’adrénaline monter, il se retrouva bientôt assis sur le sofa se demandant quel pouvait être le but d'une telle provocation, voulait-elle le faire sortir de ses gonds, le déstabiliser. Il savait que la colère était la meilleure façon de faire une erreur. Son instructeur lui disait qu'user du feu pour combattre le feu n'était pas la meilleure approche, il était plus sage de l'étouffer. Une personne en colère est comme une combustion, il faut observer la flamme danser, surtout ne pas l'alimenter, les mots sont son oxygène. Donc l'écouter, acquiescer ne rien dire et là au bout de trente secondes, elle s'éteint aussi vite qu'elle s'est allumée. Lorsque les mots ne sortirent plus de sa bouche, il demanda :
- Pourquoi es-tu prête à mourir?
Iekaterina s'assit à côté de lui, elle sortit une longue cigarette
- As-tu du feu ?
- Oui, tu fumes maintenant?
Hassan avait toujours un briquet dans sa poche.
- Laisse-moi terminer ma cigarette et je t'explique.
Au bout de plusieurs minutes, elle ajouta :
- Parce qu'une mère ne doit jamais enterrer son fils.
Hassan voulut prononcer quelque chose, mais aucun son ne sortait, une profonde nausée le saisit, il vomit un mélange de barre de céréales et d'eau. Il n'arrivait plus à déglutir. Il devint pâle, les murs dansèrent autour de lui, il se leva mais il fût incapable de freiner ses mouvements et tomba lourdement sur le dos. Ces pupilles étaient dilatées. Iékatérina était maintenant penchée au dessus de lui.
- Je t'ai fait le coup du parapluie bulgare, un classique soviétique. Cela a mis plus de temps à agir que je ne le pensais, c'est de la tétrodotoxine. Un poison mortel que j'affectionne particulièrement, car il empêche la victime de parler mais pas d'écouter. On devrait en donner à tous les hommes. Tu te demandes certainement pourquoi? Comme je te le disais, j'ai perdu mon fils, tu l'as tué il y a quelques jours, tu te souviens de l'adolescent au T-shirt bleu et bien c'était lui !
Maintenant, tu te demandes sûrement par quel hasard, mon fils se retrouve dans les rues d'Alep, justement dans la ligne de mire de ton fusil. Et bien voilà, il y a quelques mois, j'ai annoncé à mon fils qui était son père. La nouvelle l'a tellement enthousiasmé, qu'il voulait faire connaissance avec toi. Hélas une mère ne sait pas dire non à son fils, et nous décidèrent de te ramener avec nous, loin de tous ces jeux stupides. Avec des officiers russes et un peu d'argent, on a appris où tu te cachais et on nous a conseillé d'attendre ton retour de mission, malheureusement notre fils a échappé à ma vigilance et a voulu te rejoindre, sous-estimant les dangers qu'il l'attendait.
Hassan a toujours rêvé d'avoir un fils, il voulut crier toute sa douleur, mais aucun muscle ne répondait à son cerveau, seulement ses poumons et son cœur semblaient encore marcher. Mais pour combien de temps?
- Voilà, je n'ai plus rien à te dire, tu m'as fait découvrir que l'être humain peut passer de l'amour à la haine en très peu de temps !
Iekaterina déposa un baiser sur les lèvres de Hassan et partit. Il resta quelques minutes conscient, puis un voile noir descendit sur ses yeux.

Hassan se réveilla quelques jours plus tard, ébloui par la lumière, il cligna des yeux. Un homme en blouse verte se pencha sur lui, écarta l'une de ses paupières avec deux doigts et balança une petite lampe de poche de gauche à droite.
- Vous avec eu de la chance, dans la barre vitaminée que vous avez consommée, la tétrodotoxine était mélangée avec de l'atropine, un antagoniste cholinergique qui agit en se fixant aux récepteurs muscariniques de l'acétylcholine dans le système nerveux. Au sinon, vous seriez certainement mort. Saviez-vous que les vaudous haïtiens utilisaient de tels cocktails pour créer des sortes de mort-vivant ?
Hassan n'arrivait toujours pas à parler, sa gorge était sèche, il referma encore les yeux, vingt heures plus tard, il les ouvrit devant un homme au visage familier en habit militaire qui le fixait.
- Bienvenu, dans le monde des vivants.
- Que s'est-il passé, balbutia Hassan
- Suite à un appel radio d'Obaidah, on vous a retrouvé à moitié mort dans un bâtiment, il semble que vous avez été empoisonné par votre ration de nourriture.
Hassan ne comprenait pas, avait-il rêvé ? Il inspecta aussitôt son bras pour découvrir la piqûre de l'ombrelle, malheureusement celui-ci était déjà perforé en multiple endroits par les diverses perfusions.
- Et Obaidah, il est ici ?
- Non, on ne l'a pas retrouvé, il a envoyé les coordonnées pour le bombardement des bâtiments, puis il a disparu, d'ailleurs votre collègue Majdi, on ne l'a pas retrouvé aussi, bon, ils étaient sunnites, peut-être sont-ils passés du côté des rebelles? Et vous ? Etes-vous toujours de notre côté ? Dit-il en ricanant.
- Oui, bien-sûr, répondit Hassan, à question stupide, réponse stupide pensa-t-il.
- En tout cas, merci pour les informations collectées, un excellent boulot, on a pu enfin encercler le sniper irlandais-libyen Sam avec sa vingtaine d’acolytes, on dit que c'est un agent du Mossad, vous y croyez vous?
Hassan ne savait pas de quoi il parlait, il se remémora les évènements de ces derniers jours, les yeux verts de l'adolescent, le t-shirt bleu, le visage de Iekaterina avec le grain de sable sur la joue gauche, sa robe noire, son ombrelle blanche, cet amour remplacé par la haine. Lui, il sentait pour la première fois ce sentiment naître aussi en lui, lui le pragmatique, maintenant il n'avait plus qu'une seule idée en tête. Tuer le véritable responsable de la mort de son fils, le président.
- Bon, j'espère que vous allez être bientôt sur pied, on vous retire du front pour quelque temps, vous assurerez la sécurité du palais présidentiel.
- Oui, mon commandant.

Iekaterina attrapa son téléphone satellite, composa un numéro étranger. Son interlocuteur décrocha. Elle annonça:
- Le fou est en place.

A des milliers de kilomètres d'ici
- Une urgence François ?
- Seulement un détail important, Vladimir, il posa son téléphone
- J'espère que vous n'essayez pas de gagner du temps, dit-il en caressant son chien.
- Non, pas du tout, je n'oserai pas, d'ailleurs en parlant de gagner du temps. Ce bazar au Moyen-Orient, ne vous arrange-t-il pas un peu ? Ça crée des tensions, et ces tensions qui durent vous permettent de vendre votre pétrole et votre gaz plus chers.
- Voyons François, depuis longtemps, vous devriez savoir que nous avons une vision à long terme des problèmes et de leurs solutions, on ne peut pas se permettre d'avoir une mouvance islamiste qui se répand comme une traînée de poudre à chaque révolution parce qu'il y a un problème passager d’approvisionnement dans le monde. J'ai n'ai pas envie d'une deuxième Tchétchénie. Ce problème d’approvisionnement cesserait si vous arrêtiez de délocaliser vos usines en Chine ou en Inde. Si vous voulez acheter à un prix intéressant, il vous faut du volume, une simple loi du marché.
- Je retiendrai votre conseil Vladimir, mais le problème d'approvisionnement dont vous parlez concerne le pétrole ?.
- François, j'aimerai tellement pouvoir vous dire oui, vous n´êtes pas sans savoir que la production pétrolière des majors diminue considérablement malgré la demande et les investissements croissants, cependant ce n'est pas ce qui m'alarme le plus, ce sont plutôt les problèmes d'approvisionnement en énergie en général, en métaux rares, en nourriture du fait de la diminution des terres arables par l'urbanisation croissante, et enfin en eau potable.
- Vladimir, en effet il nous faudra beaucoup de poudre pour contenir les mécontentements.
- Panem et circences, François.
- A propos de jeu, en attendant mon fou blanc menace votre roi et votre dame vous empêche de vous déplacer.
- En effet, François, le sacrifice de vos pions vous dirige vers une victoire rapide.
- Oui, les guerres ont le mérite de diminuer une certaine demande. J'ai simplement retenu votre leçon, contrôler le centre, restreindre les mouvements de l'adversaire et offrir de l'espace pour les mouvements des fous, Vladimir.

FIN

6 commentaires:

  1. je suis très impatiente de connaître la suite.
    Nanie

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  2. super histoire !!! dans l'attente de "la pianiste". Je me demande bien ce que tu as inventé... Nanie

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  3. Bravo Azote !Tu es trop fort !Superbe nouvelle ! Excellent suspense du debut a la fin ,on lit ton histoire ,envoutes . Pas de temps mort ,une structure qui se tient du debut a la fin ,des rebondissements ,une chute inattendue . Tu peux l'envoyer au concours ! Bonnes fetes de fin d'annee et pour 2013 de beaux succes pour ta nouvelle carriere ! Amities ,
    Millet

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  4. Si tu corriges les fautes, que tu remanies quelques phrases pour la compréhension du lecteur et que tu ne bacles pas l'avant fin : se sera une nouvelle qui mériteras largement de paraitre dans un receuil. Félicitation!
    Nex369

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  5. merci nex369 pour ton commentaire, les fautes seront corrigées, par contre j'aurai besoin de ton aide pour le remaniement des phrases et le bâclage de l'avant fin. Azote

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