Les racines du mal


Un cafard synanthrope s’aventurait sur une table sale, slalomant entre les restes de borch et de syrniki, il était certainement à la recherche de nourriture pour sa progéniture. Son corps luisant et plat, les antennes en alerte, l’extrême agilité de ses jambes impeccables et poilues contrastaient étrangement avec les individus dans la pièce où il gambadait. Ivan se saisi de son unique couteau, il dut s’y prendre à deux fois avant de pouvoir détacher définitivement la tête du corps. Le décapité atterrit sur la cale de la table, un livre traitant de la fin du règne du Louis XVI. Ivan ignorait que même la tête séparé du corps, il pouvait survivre plusieurs semaines.
Ivan observa son reflet qui s’enroulait autour de la bouteille. Il ouvrit sa bouche et ricana.
- Tu es de la graine de champion, toi ! A sa grande satisfaction la bouteille lui retourna son ricanement de façon quasi-simultanée. Il déboucha la bouteille, la reboucha, sa grosse main fit ce geste plusieurs fois complètement subjuguée par le bruit émis par le glissement du bouchon.
- J’ai la solution aux problèmes d’embouteillage à Moscou ! cria-t-il, les yeux écarquillés
Pavel pouffa immédiatement, envoyant des fines gouttes de baves sur la table.
- Regarde la bouteille, quand j’enlève le bouchon, il n’y a en a plus de bouchon!
- Les vapeurs d’alcool aidant, Pavel gloussa comme une hyène, et tu le mets où ton bouchon?
- Non, Pavel, ce n’est pas la bonne question, répliqua Ivan en se grattant la tête. La bonne question est pourquoi il y a t-il un bouchon ?
Pavel comprit soudain que son ami était sérieux, il prit son crâne entre ses pattes dans l’attente que l’information, qu'il allait recevoir, l’alourdisse un peu plus.
- Je ne sais pas moi, pour pas que la vodka s’évapore. Pavel resta la mâchoire entrouverte, impatient de savoir si oui ou non il avait fait juste.
- Excellente réponse, Pavel ! Ivan lui versa une lampée de vodka, maintenant imagine toi que la bouteille c’est Moscou, le bouchon le bouchon et la vodka les voitures, si tu bois la vodka, il n’y a plus besoin de bouchon. En gros je te propose d'éliminer les voitures. C'est simple! Plus de voiture, plus de bouchon. Ensuite on reboise ses grandes avenues asphaltées. Puis le vent dans les arbres soufflera le retour des animaux sauvages et là, Pavel, nous les traquerons !
Les yeux de Pavel brillaient, il se lécha les babines humidifiées par la vodka, une horde de souvenirs de Sibérie lui firent dresser le poil, un frisson le parcourut. Il s’imaginait courant dans une forêt luxuriante entre les bâtiments  Le parfum des peaux tannées flottant au vent. L’odeur de l’humus caressant ses sinus.
- T’es sérieux ? Tu ne pousses pas le bouchon un peu loin , gémit Pavel.
- Pourquoi pas ? On a bien envoyé des chiens dans l’espace, on arrivera bien à envoyer des voitures à la fourrière! Asséna Ivan.
- Je te propose de porter un toast à ton excellente idée. Il leva son verre. Finissons toutes ces bouteilles ce soir pour que ces carrosses creusant de profondes ornières disparaissent dans les orières, pour que les chevaux arrachent leurs œillères et secouent leurs crinières, pour que des milliers brins d'herbe transpercent ce nappage de la mort, à mort le bouchon ! vive le Moscou libre !
La soirée se prolongea encore quelques heures, les minutes ponctuées par le choc des verres. Ivan brailla de nouveau qu’il serait illustre. Mantra qu’il répétait convaincu que la vibration et la résonance de cette phrase influencerait son destin. Hélas pour lui, jusqu’à cette nuit, la chance ne lui avait pas souri. A la recherche de la gloire, il avait participé aux protestations contre le premier ministre, une fois il s‘était même mêlé à une rassemblement étudiant dans le parc Chisty Prudy où se postaient plus de caméras que de manifestants. On l’avait interviewé, c'est pourquoi régulièrement, il regardait la brune présentatrice du canal 13 débiter son flux d'inepties en espérant voir sa frimousse apparaître, en vain. Sa tête n’avait pas survécu à la coupe des monteurs.
Il avait attribué son manque de succès au fait qu’il avait un physique passe-partout, une symétrie parfaite du visage qui ne laissait… rien. Un cadeau empoisonné que lui avait laissait son père mort trop tôt. Ivan avait donc développé la théorie que pour marquer les esprits, il fallait casser cette symétrie. Il avait donc commencé une longue transformation, un maquis brun et dense conquit le bas de son visage, des sourcils broussailleux surmontèrent ses yeux verts . Des cheveux longs et ébouriffés prenaient désormais les plis du vent. Un petit arbre tatoué sous l'oreille, les racines rongées par une figure fantasmagorique, descendait le long du cou. Ce cou veineux était planté sur un corps massif et courbé dont deux bras fouettaient comme les branches d'un vieux chêne. Le ventre, un gros noeud au milieu du tronc, grossissait en cercles concentriques au fil des ans.
Une faible lueur transpirait à travers le papier journal et le coton enveloppant la fenêtre, l’aube déposait sa rosée. Il était temps à Pavel de sortir de cet endroit confiné.
- Pavel, tu ne peux pas aller dans la voiture dans cet état, laisse-moi t’accompagner? s’inquiéta Ivan.
- Je sais que je peux ce que je peux, et je sais ce que je sais quand je le veux ! aboya Pavel

Ivan aida son ami à se préparer et le déposa sur la banquette arrière de la voiture. Il tourna la clé, un vrombissement fit trembler la carcasse, il poussa ensuite le bouton de la radio. Pavel admira la poussière qui dansait sur les haut-parleurs. A cette heure, les rues étaient vides, Ivan arriva à un carrefour  Le feu était vert, il accéléra de peur qu'il change de couleur. Un bolide noire insouciant déboucha de la gauche à très vive allure. Ivan freina de tous ses membres mais il était déjà trop tard, il percuta cette voiture noire de plein fouet qui continua sa route dans un mur. La tête d'Ivan percuta le volant, un liquide chaud dégoulinait sur son front. Pavel avait été projeté vers l’avant. Une odeur de brûlé montait, Ivan, reprenant ses esprits, fut prit d’une subite panique, dégageant ses jambes difficilement. Il essaya d’ouvrir la portière, en vain, elle était bloquée. Haletant et toussant il envoya des violents coups de pieds dans la vitre côté passager, elle céda enfin. Il poussa Pavel et le sortit. Il s’extirpa à son tour, éloigna le corps son ami de l’épave léchée par les flammes et se dirigea titubant vers la masse noire.
Le face du conducteur reposait, des lambeaux de chair pendaient comme ces rubans adhésifs que sa grand-mère utilisait pour attraper les mouches. Ivan tata son pouls au poignet, rien, le bras était presque détaché du corps. Pavel retint un haut de coeur, le conducteur empestait l'alcool. A sa droite, des fines gouttelettes rouges tachetaient le visage verdâtre de la passagère. Ce visage étrangement familier avait une symétrie parfaite. On avait l’impression d’être face à une somptueuse oeuvre d'art, inachevée, laissée aux caprices du temps par son sculpteur, le bas du corps, un enchevêtrement de tôles froissées baignait dans une mare de couleur rouille. Elle murmurait quelque chose, Ivan approcha son oreille, il ne comprit pas. Elle murmura de nouveau.
- La feuille, ... la feuille.
Ivan fut ébaudi par cette requête, quelle ironie du sort, tomber sur une écologiste au centre de Moscou ! On ne pouvait rien refuser à une âme au bord de l'abîme, Ivan chercha donc une feuille. Il n'en trouva pas, il parcourut la rue plusieurs fois sur sa largeur,hélas les rares arbres sensibles à la beauté de l'hiver avaient déjà déposés leurs parures que des domestiques s'étaient empressés de ramasser. Il poussa un hurlement de douleur. Des larmes se diluèrent avec ce liquide rouge poisseux qui coulait de son front . Il extirpa une vieille photo de famille de sa poche, la déchira pour lui donner une forme pentagonale. Il retourna vers la dame au visage symétrique.
- Voilà, votre feuille ma belle dame.
Elle serra la feuille entre ses doigts, lentement elle s'imbiba de rouge, Pavel trouvait que maintenant elle ressemblait vraiment à une feuille, la dame la regarda puis le dévisagea, elle laissa échapper un sourire et son dernier souffle. Ivan réalisa qu’il venait de tuer la célèbre présentatrice du canal 13. Celle qui terminait souvent la grande messe du weekend en invitant les spectateurs à rejoindre leurs datchas et profiter de l'air sain des bois. Ivan n'avait pas de datcha. Il sentit soudain que les immeubles ouvrant leurs yeux dorés l'observaient, encerclé, il fut soudain confronté à une peur animale, déguerpir martelait son cerveau, il sentait la grosse veine sur le côté droit de la tête, au bord de la chevelure ramper sur place, comme un vers essayant de rentrer dans une pomme trop verte; la sueur sortait de ses pores, imprévisible comme la taupe des champs venant goutter l'air frais de la nuit. Aveuglé par la peur, et ces lumières, il ne restait plus qu'une solution, s'enfuir sous terre, il s'engouffra dans le métro.

Le lendemain, grâce aux progrès de la technologie, sa photo fut placardée dans tous les journaux et les chaînes de télévision. Il était désormais célèbre. Le monstre l’appelaient ce qui noircissaient sans répit et sans remord le papier et l'écran. Ces interprètes de la curiosité humaine soulignaient l’incroyable courage de la présentatrice du canal 13 qui dans ses derniers instants avaient réussi à arracher un papier du chauffard. Dans un enchaînement implacable, les réseaux sociaux se déchaînèrent  Le terrible Ivan devint le souci des ménagères privées de leur présentatrice fétiche. Au bout de quelques jours, ils mirent la main sur Ivan, recroquevillé au pied de la statue de Felix Dzerjinski, les habits remplis de papier journal, bon isolant pour sa capacité à emprisonner l'air, il n'opposa aucune résistance.Un crépitement de flashs, le procès qui suivit fut expéditif, la sanction exemplaire, le président félicita une fois de plus le travail de la justice. La presse fut autorisée à s'exprimer librement. Des fleurs furent déposées, des cierges allumés que le temps balaya rapidement.

Les détenus remercièrent chaudement Ivan, il préférait la remplaçante, la nouvelle blonde plantureuse sur le canal 13. Ivan constata que sa cellule ressemblait au plan A4 de l'architecte, rempli de 4 rectangles sur lequel le maçon aurait oublié d'appliquer l'échelle. Son emploi du temps, cette même feuille blanche oubliée sous le couvercle de la photocopieuse, où une secrétaire zélée par inadvertance en commanda des milliers de copies et ne sut pas comment l'arrêter. Ivan regardait le temps passer, et le temps le regardait trépasser. Il était passé par différentes phases en prison, d’abord une colère sourde, puis la déprime l’avaient envahi. L'alcool, cet oiseau charognard, cette substance volatile s`était envolée de son corps puis de son esprit alambiqué. Puis, logiquement mais sournoisement l’instinct de survie avait repris son dessus. Allongé sur son lit, il scrutait le mur de sa cellule et observait ses imperfections, le Sudoku des pauvres, ironisa-t-il,  il comptait le nombre de tâches, d’inscriptions, au fil du temps, son esprit avait établi un chemin à travers ce dédale de signes, chaque jour il reprenait ce chemin, le rallongeant un peu plus, laissant un fil d’Ariane imaginaire à travers ce labyrinthe. Cet exercice lui permettait d’éponger sa peine, d'absorber sa solitude. Puis, lorsque son esprit avait arrêté de penser, il enchaînait sur des exercices respiratoires et de gymnastique. Cette nouvelle communion entre le corps et l'esprit lui donna envie d'écrire. Malheureusement on lui avait refusé encre et papier.Se sentant comme l'Emil Nolde à qui on a interdit de peindre, mais se sachant mauvais peintre,  il pensa alors à Stefan Zweig, mais étant piètre joueur d'échec,  il coucha simplement des lignes dans sa tête et associa chaque page à une inscription du mur. Ils les corrigeaient, les recorrigeaient jusqu’à atteindre la perfection. Il était redevenu un assassin, il tuait le temps.

Enfin vint le jour, où la secrétaire zélée pensa à débrancher la photocopieuse du courant. Ivan, purgé de sa peine, ébloui par la lumière, les cheveux coupés, la barbe rasé, le dos redressé, les joues et les muscles saillants, la tête pleine,  était devenu un autre homme. Les premiers mois furent difficiles, jonglant entre les petits boulots avant d'en trouver un stable, il réussit finalement à relouer son ancienne petite chambre au rez-de-chaussée dont le mobilier se limitait à une chaise, un lit, une petite table bancale et une armoire en bois. Il constata amèrement qu'il avait quitté une prison pour en retrouver une, du moins celle-ci avait une fenêtre. Pour protéger son esprit de pensées négatives ou peut-être par lassitude, il recopia sur les murs de sa chambre les inscriptions et les tâches de sa précédente cellule. Un jour sombre, un cafard se décida à inspecter ce mur comme s' il en voulait déchiffrer la signification. Ivan prit délicatement sa vieille chaussure servant à caler la table et la jeta sur le cafard. N'ayant pas l'habilité d'un président américain et face à la puissance russe, le cafard écrasé, ne laissa en mémoire qu'une nouvelle tâche marron sur le plâtre. Cette trace galvanisa Ivan. Armé d'un crayon, il déversa ce flux de mots emprisonné dans sa tête et le gela sur des pages blanches. Il ne se lavait plus, ne se rasait plus, et écrivait sans relâche. Dans les rares pauses qu’il s’accordait, il contemplait le gris de la rue ou s’endormait sur son tapis de papier noirci. Finalement un jour de printemps il termina son livre par son titre « Sous les feuilles de Moscou ». Comprenant qu'il ne sert à rien d'écrire si ce n'est pour être lu. Il envoya des copies de son manuscrit. Les premières réponses arrivèrent au cours de l'été. Un éditeur trouva son amas de mots tellement dérangeant qu'il le publia. Le livre fut progressivement un succès. Implacablement, son quotidien s’améliora . Pourtant sa fortune rapide ne lui fit pas tourner la tête, il ne vivait pas pour dépenser mais dépensait simplement pour vivre.Aussi sa douloureuse expérience avec la presse et les masses lui conseillait de fuir les interviews et son public malgré les supplications de son éditeur. Maintenant débarrassé des soucis des honnêtes hommes, Ivan se souvint de son rêve inachevé qui le torturait.
- Tous les hommes rêvent mais pas de la même façon. Ceux qui rêvent de nuit, dans les replis poussiéreux de leur esprit, s'éveillent le jour et découvrent que leur rêve n'était que vanité. Mais ceux qui rêvent de jour sont dangereux, car ils sont susceptibles, les yeux ouverts, de mettre en oeuvre leur rêve afin de pouvoir les réaliser, se répéta Ivan.
A ce moment précis, Ivan décida qu'il était de ceux qui rêvaient de jour.

Un frais soir d’automne, il se hâta à revenir sur le lieu de son accident, cette place sombre qui avait changé sa vie. Là, revêtu comme un travailleur, il s’attaqua au bitume pour y découper un rectangle. Puis il creusa un trou. Il suait, la terre avait commencé à geler. Il déversa dans l'orifice plusieurs brouettes de terre noire et y planta un petit arbre. Il essuya son front de son mouchoir beige. Bientôt la pluie tombera pour éponger ta soif, pensa-t-il en caressant l'écorce. Inattendues, des petites étoiles chutèrent du ciel. Elles s'accumulaient, emprisonnant le bruit, étouffant la laideur, arrondissant les angles tranchants. Complètement absorbé par la magie du moment, dans son manteau blanc, il voulut admirer son oeuvre du lointain, il recula en sifflant sur la rue, il n’entendit pas la voiture. Un crissement de pneu, Ivan n’eut que le temps que de voir des mains sans bague serrer un volant. Le choc fut violent. Ivan passa par-dessus la voiture et retomba lourdement sur la neige fraîche.
Ivan constatant que tous ses membres étaient en place se releva doucement, il savait que les douleurs viendraient quand l’adrénaline perdrait de son effet. Il secoua la neige sur son manteau, longea la voiture arrêtée en faisant glisser sa main sur la carrosserie. Il ouvrit la portière.
- Vous aimez les arbres ?
- Oui? murmura la conductrice, les lèvres tremblantes, les yeux fixés devant, dans le vide
- J'ai besoin d'acheter des guirlandes, vous n’emmenez ?
La conductrice marmonna quelque chose d'incompréhensible, il fut frappé par la rougeur de ses lèvres sur son visage pâle.
- Vous ne pouvez conduire dans cet état, je vous ramène chez vous, confia Ivan d'une voix grave.
La dame glissa sans broncher sur le siège d’à côté. A cet instant Ivan aperçut un deuxième être sur la banquette arrière. D’abord il crut qu’il souffrait d’une commotion cérébrale, en effet les mêmes traits, les mêmes expressions, le même regard, ce n’était pas possible. Pourtant il dut se rendre à l’évidence. Il n’y avait de doute.
- Pavel, c’est toi ?
La dame au visage pâle se retourna vers Ivan, complètement abasourdie
- Oui, c’est lui !
Ivan s’installa au volant, déposa un baiser sur les joues de la dame. Pavel piétina, un jappement de joie transperça la nuit.

Si un jour d'automne, vous rencontrez dans un cimetière de Moscou un homme au visage symétrique accompagné d'une femme au teint pâle déposant un bouquet de feuilles jaunies, c'est certainement Ivan, ne lui demandez pas un autographe, il refusera, demandez lui de vous aider à planter un arbre dans une rue de Moscou, il acceptera.

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