Il existait dans les années 70 à Tunis, un train blanc qui s’appelait
le TGM « Tunis Goulette Marsa ». Il faisait la liaison entre la
capitale et les deux plus grosses villes de la côte.
Ce train était magique, d’abord parce qu’il était blanc,
ensuite parce qu’il traversait comme un tapis volant le lac de Tunis au milieu
des flamands roses.
Éric et moi nous le prenions souvent pour aller nous baigner
à la plage de la Marsa ou à Sidi Bou Saïd. Mais il fallait se montrer patient
car le trajet était long, le train blanc ne dépassant guère les 60 km/heure.
Nous partions en fin de matinée de la gare de Tunis,
montions avec les fatmas, la marmaille et les animaux dans un wagon de seconde
classe à l’intérieur suranné, tout en bois usé. Les fenêtres restaient toujours
ouvertes car elles étaient coincées par les années. Le train quittait la gare
et d’une petite allure cahotante s’en allait à travers un paysage de collines
et de maisons blanches aux toits plats vers la mer bleue. Arrivés à destination
après une bonne heure de cahots, nous nous élancions dans le soleil et
plongions nos corps surchauffés dans l’eau fraiche et miroitante de la baie.
Nous étalions nos serviettes sur le sable fin et regardions voler les oiseaux
en mangeant des sandwichs thon-harissa. Les heures s’écoulaient au rythme
tranquille des vaguelettes du rivage, des marchands ambulants de cacahuètes et
de glibettes, des ânes porteurs de cruches clapotantes d’eau claire et des
enfants en blouse délivrés de l’école coranique qui venaient jouer au ballon
sur la plage.
Vers cinq heures, nous montions la colline et allions
prendre un thé aux pignons et un verre d’eau glacée au Café des Natte ou au
café des Gradins. Nous contemplions la baie bleue, blanche, et l’or des
mimosas, la nacre de jasmins. Nos corps encore pleins de mer sentaient le sel
et le soleil, à nos doigts sales l’on pouvait goûter le sucre des beignets de
chez Bumbaloni. Nos cheveux emmêlés par la brise caressaient nos épaules et
volaient dans notre dos quand nous descendions la colline en courant et en
riant pour attraper le train du soir qui nous ramenait en ville.
Et c’est le trajet du retour qui nous emportait dans une
parenthèse de rêve entre le ciel et l’eau. Le train blanc quittait doucement la
gare. A cette heure, il comptait peu de voyageurs et contrairement au matin,
tout était tranquille. Le clac régulier des roues sur les rails, le sifflement
rythmique de la locomotive, le souffle de la brise, tel un concert d’acier,
dépouillaient nos cerveaux de toute pensée. Nous nous tenions côte à côte sur
la banquette dure, le bois râpé sous nos fesses, le dos meurtri par le dossier
raide. Dans le balancement du train, nous étions serrés mais nous ne touchions
pas. Nos épaules rapprochées, nos mains abandonnées, nos respirations en
accord, lui et moi nous étions comme deux enfants issus du même œuf, à la fois un
et autre. Je respirais l’odeur de sa peau, son souffle était dans mes cheveux.
Il humait le parfum de mon cou et son pied était près de mon pied. Je fermais
les yeux et écoutais les battements de son cœur. Il était là, tout près de moi,
et j’étais là abandonnée à son côté.
C’est dans ce train étrange, alors que nous laissons le
soleil descendre dans notre dos sur une mer étale, que nous avons été l’un pour
l’autre et l’un près de l’autre, moi tout pour lui, lui tout pour moi. Dans ce
lieu mouvant, cet espace dans l’espace, ce temps arrêté dans la course des
heures, nous étions deux êtres de lumière pour qui tout était encore possible. Nous
y avons inscrit dans le silence plus de mots que nous n’avons jamais osé
prononcer. Nous y avons volé à la vie ce qu’elle a de plus précieux, ce
sentiment minimal, ce frémissement du non achevé qui mit des ailes à nos
souliers. A 15 ans nous étions prêts de nous envoler. L’une est tombée et l’autre
a disparu.
Aujourd’hui, quand je pense à Éric c’est ce moment-là qui s’impose
à mon cœur.
Pour accepter sa mort, je me souviens de lui dans la chanson
du train blanc, dans le parfum des fleurs et la tiédeur du soir. Il est encore
là, tout près de moi, et nous ne nous touchons toujours pas. C’est inutile. Je
revois le vol des flamands roses sur le miroir du lac et il me semble qu’il a
choisi de retourner là-bas pour fendre l’air avec les grands oiseaux.
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